Née en 1927 à Zahony en Hongrie, Magda Hollander-Lafon vit à Rennes depuis 1979 et fait partie des derniers rescapés d’Auschwitz-Birkenau. Face à l’épidémie mondiale de coronavirus, elle nous invite à puiser en nous la force de la vie.

« Pour moi, le mois d’avril est un mois unique. Le 6 avril 1945, un an après avoir été déportées à Auschwitz, avec quatre de mes compagnes, nous quittions les rangs de la « marche de la mort ». Après six jours, terrées dans la forêt, le 12 avril, nous aperçûmes un détachement de l’armée américaine. Nous avions peur. Nous avions faim. Nous étions misérables… Ils nous ont secourus.

Aujourd’hui, avec l’épidémie mondiale du coronavirus, c’est la deuxième tragédie mondiale que je traverse. La première est ma déportation, en avril 1944, en tant que juive hongroise. Pendant la période qui avait précédé, nous, juifs, subissions discriminations, brimades. J’avais 14 ans, il m’était interdit de fréquenter l’école. Les artisans ne pouvaient plus travailler. Nous vivions de rien. Nous étions réduits à être des objets dont on disposait. Je n’ai alors jamais entendu prononcer le mot « fraternité ». Je n’ai jamais entendu prononcer le mot « solidarité ». Je n’ai connu aucun acte de solidarité. J’ai vécu l’ignorance, le mépris, l’indifférence, la haine. Je peux dire que j’ai vécu la dictature : nous étions réduits au silence, soumis à la peur, la peur de l’autre qui pouvait à tout moment nous dénoncer.

À notre départ en déportation, c’était l’indifférence dans toute son horreur. Nous, juifs hongrois – 450 000 – avons subi la déportation de masse au printemps 1944. Nous ne savions pas ce qui nous attendait. Or, nous étions déportés pour être éliminés. L’élimination du peuple juif avait été décrétée. Nous allions connaître la Shoah, « la destruction totale » par d’autres hommes.

Dans les camps, j’ai connu la peur. La peur de l’autre. La peur vous paralyse, vous n’avez plus de mot, vous n’existez plus. On fait de vous ce que l’on veut. Dans les camps, un moment, il m’a été donné de ne plus avoir peur : j’ai accepté l’idée que j’allais mourir. En acceptant cette peur, en me disant « je vais mourir », une force de vie est montée en moi, une imagination débordante s’est emparée de moi et j’ai pu inventer la vie.
Je n’ai plus eu peur. J’ai osé faire des actes dangereux – j’allais voler de la nourriture dans les cuisines, ce que je n’aurais jamais osé faire avant.

Si l’on s’approchait de moi pour me battre, et Dieu sait ce qu’être battue dans un camp veut dire, je ne sentais plus les coups. J’étais tellement préoccupée par ce que j’avais à faire, à inventer, pour survivre encore un peu. En nommant la peur, la peur n’a pas raison de nous car, en face d’elle, nous existons.
Le contexte actuel est totalement différent. Même si, en cette période de catastrophe sanitaire mondiale et du confinement qui en découle pour protéger nos vies et celles des autres, nous avons peur.
Mais ce ne sont pas d’autres humains qui nous menacent, mais un minuscule virus jusque-là inconnu. On peut avoir peur du connu, mais aussi de l’inconnu.
Pour moi, il est important de donner du sens à ce que nous vivons, aujourd’hui, dans ce confinement. Qu’est-ce que cela veut dire ? Premièrement, reconnaître la réalité de ce que nous vivons. Reconnaître que cette réalité est difficile. Elle nous fait souffrir.

Elle menace nos vies et celles des autres. Elle peut nous diviser. Elle met à l’épreuve ceux qui nous soignent, ceux qui travaillent pour nous et ceux qui ont dû arrêter leur activité, ceux qui sont seuls, isolés, démunis, ceux qui vivent dans des conditions difficiles, ceux qui ne peuvent visiter leurs aînés, ceux qui ne peuvent accompagner leur défunt… Elle peut nous diviser, elle est difficile pour les couples, pour les enfants. Elle peut être le terreau de difficultés à venir sur le plan de l’économie, sur le plan politique. De graves pénuries alimentaires sont déjà annoncées dans les pays les plus pauvres.

Nous devons nous rappeler que nous sommes acteurs de nos propres vies, responsables de notre demain. Aujourd’hui dépend de la manière dont nous vivons cette épreuve, nous pouvons dramatiser, critiquer, interpréter. Nous pouvons nous sentir dépassés, nous replier sur nous, nous sentir victimes ou bien traverser humblement l’événement en nous tournant vers notre intériorité, y retrouver la force de vie qui habite chacun de nous, y puiser la confiance et l’espérance, l’envie de rassembler. Appeler en soi le goût, l’amour des autres, la reconnaissance, la gratitude… Aujourd’hui, je suis émerveillée des gestes de solidarité qui se multiplient. Le mot solidarité me touche beaucoup. Être solidaire, c’est reconnaître l’autre dans son existence même. Un regard peut tuer, un regard, un sourire, une parole, un appel téléphonique peuvent appeler à la vie. Tous ces gestes viennent dire que chacun peut donner le meilleur de soi, mettre son attention, son imagination au service de l’autre.

Développer la présence à soi permet de développer la présence et la reconnaissance de l’autre là où il est. Demain dépend de la manière dont nous vivons ce présent. Ce qui compte, c’est de porter, supporter, assumer une souffrance. Mon expérience des camps m’a donné la certitude que nous possédons en nous une énergie intense et unique par laquelle nous pouvons trouver, chaque jour, la force d’inventer la vie.
Cette crise nous invite à plus de solidarité, à puiser en nous-mêmes des ressources que nous ne connaissions pas, à faire de notre mieux, exactement là où nous sommes.
Puisqu’il est question de contagion, que ce soit celle de plus d’amour et de service à l’autre. Alors, il se pourrait que demain nous réserve de belles surprises. »

Et ici, pour ceux qui le souhaitent un entretien avec elle enregistré, émouvant plein de sens d’humanité et d’humilité sur Wake-Up.io

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